CHAPITRE XXIX
Dans le tumulte qui suivit cette déclaration, Garion resta calmement assis sur les coussins à côté du trône de Salmissra, tandis que sa voix intérieure lui parlait très vite.
Reste bien tranquille, surtout, lui disait-elle. Pas un mot, pas un geste.
— Que l’on fasse immédiatement venir mes astronomes ! ordonna Salmissra. Je veux savoir pourquoi je n’ai pas été avertie de cette éclipse.
— Ce n’est pas une éclipse, ma Reine, gémit le fonctionnaire au crâne rasé en rampant sur le sol luisant, non loin de Maas, toujours agité de spasmes. L’obscurité est tombée comme un grand rideau noir. On aurait dit un mur en mouvement. Il a englouti le soleil sans un bruit. Il n’y a pas eu un souffle de vent, pas une goutte de pluie, pas un coup de tonnerre. Nous ne reverrons jamais le soleil, fit-il en éclatant en sanglots.
— Vas-tu cesser, espèce d’imbécile ! vociféra Salmissra. Lève-toi tout de suite ! Emmène-le, Sadi, il parle à tort et à travers. Va voir le ciel, et reviens ici. Il faut que je sache ce qui se passe.
Sadi s’ébroua un peu comme un chien qui sort de l’eau et détacha ses yeux fascinés du sourire mortel figé sur la tête de Maas. Il releva sans ménagements le fonctionnaire bouffi de larmes et le fit sortir de la pièce.
Salmissra se tourna alors vers Garion.
— Comment as-tu fait cela ? demanda-t-elle en tendant le doigt vers la forme convulsée de Maas.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Son esprit était toujours englouti dans le brouillard. Seul le recoin tranquille d’où s’élevait la voix était en éveil.
— Retire cette amulette, commanda-t-elle.
Docilement, Garion tendit les mains vers le médaillon. Mais tout à coup, ses mains se figèrent. Elles ne voulaient pas bouger. Il les laissa retomber.
— Je ne peux pas, dit-il.
— Enlève-la-lui, enjoignit-elle à l’un des eunuques. L’homme jeta un coup d’œil au serpent mort, puis regarda Garion et secoua la tête en reculant, terrifié.
— Tu vas faire ce que je te dis, oui ? tempêta la Reine des Serpents d’un ton aigre.
Mais un bruit formidable ébranlait le palais, se réverbérant dans les corridors. Il y eut d’abord un bruit de griffes grattant un bois épais, puis le vacarme d’une muraille en train de s’écrouler, et tout au bout d’une galerie obscure, quelqu’un poussa un hurlement d’agonie.
La conscience sèche qui lui parlait intérieurement s’étendit, s’informant.
Ah, tout de même, dit-elle avec un soulagement évident.
— Qu’est-ce qui se passe là-bas ? éclata Salmissra.
Viens avec moi, fit la voix dans l’esprit de Garion. J’ai besoin de ton aide.
Garion mit ses mains sous lui comme pour se lever
Non. Pas comme ça.
Une étrange image de division se présenta à l’esprit de Garion. Abstraitement, il voulut la séparation et sentit qu’il s’élevait tout en restant immobile. Tout d’un coup, il ne sentit plus son corps, ses bras, ses jambes, et pourtant, il avait une impression de mouvement. Il se vit, il vit son propre corps, stupidement assis sur les coussins, aux pieds de Salmissra.
Vite, lui dit sa voix intérieure.
Il n’occupait plus son propre corps ; il lui semblait être ailleurs, à côté. Une forme vague était là, auprès de lui, informe et en même temps très familière. La brume qui lui obscurcissait le cerveau s’était dissipée ; il se sentait en pleine possession de ses moyens.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il à la forme, à côté de lui.
— Ce n’est pas le moment de t’expliquer. Vite, il faut que nous les ramenions avant que Salmissra n’ait le temps d’intervenir.
— Ramener qui ?
— Polgara et Barak.
— Tante Pol ? Où est-elle ?
— Viens, reprit la voix d’un ton pressant. Ensemble, Garion et l’étrange présence à son côté parurent planer dans l’air vers la porte fermée. Ils passèrent au travers, comme s’ils n’étaient qu’une vapeur inconsistante, et se retrouvèrent dans le couloir, de l’autre côté.
Puis ils s’élevèrent, comme s’ils volaient, dans le corridor, mais sans la moindre sensation de vent sifflant à leurs oreilles ou même de mouvement, et un instant plus tard, ils émergeaient dans la vaste salle couverte où Issus avait amené Garion en arrivant au palais. Alors ils se stabilisèrent au beau milieu du vide.
Environnée d’un halo de haine, ses yeux splendides lançant des éclairs, tante Pol arpentait l’immense halle, accompagnée d’un ours hirsute qui la dominait de toute sa hauteur et que Garion connaissait bien. On avait vaguement l’impression de reconnaître le visage de Barak dans ce faciès bestial, mais toute trace d’humanité en était bannie. Les yeux de l’animal brûlaient d’une rage démente et il ouvrait une gueule démesurée.
Les gardes tentèrent désespérément de repousser l’ours à l’aide de longues piques, mais la bête les balaya comme autant d’allumettes et abattit sur les hommes ses griffes qui fouaillaient l’air, les écrasant dans son étreinte avant de les ouvrir en deux. On aurait pu suivre tante Pol et l’ours à la trace de cadavres déchiquetés et de morceaux de chair encore palpitante qu’ils abandonnaient derrière eux.
Les serpents qui se blottissaient naguère dans les coins grouillaient maintenant sur le sol, mais sitôt qu’ils entraient en contact avec la lumière fulgurante qui nimbait tante Pol, ils mouraient comme Maas avait succombé.
Tante Pol abattait systématiquement toutes les portes, d’un mot et de quelques gestes. Qu’un mur épais lui barrât le chemin, et elle le faisait disparaître en poussière, comme s’il avait été fait de toiles d’araignées.
Barak se précipita avec un rugissement dément dans la salle chichement éclairée, en détruisant tout sur son passage. Un eunuque fit en glapissant une tentative désespérée pour grimper à l’un des piliers. Mais, se dressant sur ses pattes de derrière, la grande bête lui enfonça ses griffes dans le dos et le fit tomber à terre. Les hurlements de l’homme s’achevèrent brutalement dans un jaillissement de sang et de cervelle lorsque les redoutables mâchoires se refermèrent avec un craquement écœurant sur sa tête.
— Polgara ! appela silencieusement la présence à côté de Garion. Par ici !
Tante Pol fit volte-face.
— Suis-nous, dit l’entité. Vite !
Puis, suivis de tante Pol et de Barak, fou furieux, Garion et cette autre partie de lui-même se retrouvèrent en train de planer le long du couloir qui les ramenait vers Salmissra et le corps à demi inconscient qu’ils venaient de quitter.
Garion et son étrange compagnon franchirent à nouveau la lourde porte fermée.
Salmissra, dont la nudité marbrée de taches à peine voilées par la robe diaphane évoquait maintenant davantage la colère que la lubricité, était penchée sur la forme au regard vide avachie sur les coussins.
— Réponds-moi ! hurlait-elle. Réponds-moi !
— Quand nous serons revenus à nous, fit la présence immatérielle, laisse-moi prendre les choses en mains. Nous n’aurons pas trop de temps devant nous.
Alors ils furent de retour. L’espace d’un instant, Garion sentit son corps frémir, et il se retrouva en train de regarder au-dehors par ses propres yeux, mais le brouillard qui le submergeait auparavant revint en force.
— Quoi ? articulèrent ses lèvres, bien qu’il n’eût pas consciemment formé ce mot.
— Je te demande si tout ceci est ton œuvre ? demanda Salmissra.
— Quoi donc ?
La voix qui sortait de sa bouche ressemblait à la sienne, mais avec une différence subtile.
— Tout ça, reprit-elle. Les ténèbres. Cette offensive sur mon palais.
— Je ne pense pas. Comment aurais-je pu faire tout ça ? Je ne suis qu’un pauvre garçon.
— Ne mens pas, Belgarion, s’exclama-t-elle d’un ton impérieux. Je sais qui tu es et ce que tu es. Il faut que ce soit toi. Belgarath lui-même n’aurait pas pu obscurcir le soleil. Je t’avertis, Belgarion, ce que tu as bu aujourd’hui est la mort. En cet instant précis, le poison qui coule dans tes veines est en train de te tuer.
— Pourquoi m’as-tu fait ça ?
— Pour te garder. Il te faudra en reprendre, ou c’est la mort. Tu devras boire, tous les jours de ta vie, ce que je suis seule à pouvoir te donner, ou tu mourras. Tu es à moi, Belgarion. A moi !
Des hurlements de désespoir s’élevaient de l’autre côté de la porte.
La Reine des Serpents leva les yeux, surprise, et se tourna vers la gigantesque statue qui se trouvait derrière elle. Elle s’inclina en une révérence cérémonieuse et se mit à décrire dans le vide une série de mouvements compliqués avec ses mains, en prononçant une formule interminable dans une langue que Garion n’avait encore jamais entendue, une langue au rythme étrange, pleine de sifflements gutturaux.
La lourde porte vola en éclats, et tante Pol se dressa dans l’ouverture, les yeux pleins d’une colère mortelle, sa mèche blanche étincelant sur son front. L’ours énorme qui était à ses côtés poussa un rugissement. Il avait les dents dégoulinantes de sang, et des lambeaux de chair pendaient de ses griffes.
— Je t’avais prévenue, Salmissra, déclara tante Pol, et sa voix recelait une menace mortelle.
— Ne fais pas un pas de plus, Polgara, intima la reine, sans se retourner, ou le garçon mourra. Rien ne pourra le sauver si tu t’attaques à moi.
Tante Pol s’immobilisa.
— Que lui as-tu fait ? demanda-t-elle.
— Regarde-le, répondit Salmissra. Il a bu de l’athal et du kaldiss. Leur feu coule dans ses veines en cet instant même. Et il en aura très bientôt à nouveau besoin.
Ses doigts esquissaient toujours leurs mouvements sinueux dans le vide, et son visage était tendu dans une extrême concentration. Ses lèvres se remirent à articuler de rauques chuintements.
— Est-ce vrai ? questionna la voix de tante Pol, dans l’esprit de Garion.
— On le dirait bien, répondit la voix sèche. Ils lui ont fait boire des choses, et il n’est plus lui-même.
— Qui êtes-vous ? interrogea tante Pol, en ouvrant de grands yeux.
— J’ai toujours été là, Polgara. Tu ne le savais pas ?
— Garion le sait-il ?
— Il sait que je suis là. Il ne sait pas ce que cela veut dire.
— Nous en reparlerons plus tard, décida-t-elle. Faites bien attention. Voilà ce qu’il faut faire.
Une vague d’images confuses se succédèrent dans l’esprit de Garion.
— Vous avez compris ?
— Bien sûr. Je vais lui montrer.
— Vous ne pouvez pas le faire vous même ?
— Non, Polgara, répondit la voix sèche. Le pouvoir en jeu est le sien. Pas le mien. Ne t’inquiète pas pour lui. Nous nous comprenons, tous les deux.
Garion se sentait étrangement à l’écart de la conversation qui se déroulait dans son esprit.
— Garion, dit calmement sa voix intérieure. Je veux que tu penses à ton sang.
— Mon sang ?
— Nous allons être obligés d’en changer pendant un moment.
— Pourquoi ?
— Pour brûler le poison qu’ils t’ont fait prendre. Allons, concentre-toi sur ton sang, maintenant.
Garion s’exécuta.
— Voilà comment tu veux qu’il devienne. Garion eut une vision de jaune.
— Tu as compris ?
— Oui.
— Alors vas-y. Maintenant !
Garion plaça le bout de ses doigts sur sa poitrine et banda sa volonté sur son changement de sang. Il eut tout à coup l’impression de s’embraser. Son cœur se mit à battre à grands coups, et une sueur gluante commença à lui ruisseler sur tout le corps.
Encore un peu, dit la voix.
Garion allait mourir. Le sang modifié rugissait dans ses veines et il se mit à trembler violemment. Son cœur faisait des embardées dans sa poitrine. Un voile noir lui tomba devant les yeux, et il s’inclina lentement vers l’avant.
Maintenant ! ordonna brutalement la voix. Change-le à nouveau.
Et puis tout fut fini. Les battements du cœur de Garion se calmèrent, puis reprirent un rythme normal. Il était épuisé, mais l’hébétude dans laquelle il avait été plongé s’était dissipée.
C’est fini, Polgara, dit l’autre Garion. Tu peux faire ce qui doit être fait, maintenant.
Le visage de tante Pol, jusqu’alors tendu par l’angoisse, devint implacable. Elle s’avança sur le sol luisant en direction de l’estrade.
— Retourne-toi, Salmissra, commanda-t-elle. Retourne-toi, et regarde-moi.
Mais la reine avait élevé les mains au-dessus de sa tête, et les sifflements âpres qui s’échappaient de ses lèvres avaient maintenant la force d’un hurlement.
Alors, loin au-dessus de leurs têtes, dans les ténèbres du plafond, les yeux de la gigantesque statue s’ouvrirent et se mirent à brûler d’un feu d’émeraude, intense, auquel fit écho la soudaine luminescence d’un joyau vert qui ornait la couronne de Salmissra.
Et la statue se mit en mouvement, dans un grincement formidable de montagne qui s’ébranle. L’immense bloc de roche dans lequel le colosse avait été taillé fléchit, s’arqua, et la statue fit un pas en avant, puis un autre.
— Pourquoi m’as-tu appelé ? demanda une voix terrible, issue de lèvres inflexibles, et la voix retentissait dans la poitrine de la formidable créature de pierre.
— Viens au secours de Ta servante, Incommensurable Issa, implora Salmissra en se tournant d’un air triomphant vers tante Pol. Cette vile sorcière a fait intrusion dans Ton domaine pour m’assassiner. Ses pouvoirs maléfiques sont d’une telle puissance que nul ne peut lui résister. Je suis Ta promise, et je me place sous Ta protection.
— Qui est-elle pour profaner mon temple ? questionna la statue dans un immense grondement. Qui ose lever la main sur mon élue et ma bien-aimée ?
Les yeux d’émeraude brillaient d’une terrible colère dans la face de l’énorme statue, qui dominait de toute sa hauteur tante Pol, plantée toute seule au milieu du sol luisant.
— Tu es allée trop loin, Salmissra, déclara tante Pol, impavide. Tu n’avais pas le droit.
La Reine des Serpents éclata d’un rire méprisant.
— Pas le droit ? Que signifient tes interdits ? Disparais, maintenant, ou apprête-toi à affronter la colère du Divin Issa. Libre à toi de t’opposer à un Dieu, si tel est ton désir !
— Tu l’auras voulu, annonça tante Pol.
Elle se redressa et prononça un mot, un seul. Le rugissement qui se fit entendre dans l’esprit de Garion à ce mot fut effroyable. Puis, tout d’un coup, elle se mit à grandir. Pied après pied, elle s’éleva, poussant comme un arbre, grossissant, grandissant, prenant des proportions gigantesques devant les yeux éberlués de Garion. En moins d’un instant, elle était face à face avec le grand Dieu de pierre et le considérait d’égal à égal.
— Polgara ? La voix du Dieu avait des accents étonnés. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Je suis venue en accomplissement de la Prophétie, Seigneur Issa, expliqua-t-elle. Ta servante vous a trahis, Tes frères et Toi-même.
— Cela ne se peut, répliqua Issa. Elle est mon élue. Son visage est le visage de ma bien-aimée.
— C’est bien son visage, mais ce n’est pas la Salmissra qu’aimait Issa. Une centaine de Salmissra T’ont servi dans ce temple, depuis la mort de Ta bien-aimée.
— Sa mort ? releva le Dieu.
Et terrible était son incrédulité.
— Elle ment ! glapit Salmissra. Je suis Ta bien-aimée, ô Seigneur. Ne Te laisse pas détourner de moi par ses mensonges. Tue-la !
— L’issue de la Prophétie est proche, annonça tante Pol. Le jeune garçon qui se trouve aux pieds de Salmissra est son instrument. Il doit m’être restitué, ou la Prophétie ne verra pas son accomplissement.
— L’aboutissement de la Prophétie sera bien vite venu, reprit le Dieu.
— Pas si vite que cela, Seigneur Issa. Il est plus tard que Tu ne penses. Ton sommeil a excédé les siècles.
— C’est une imposture ! Un blasphème ! s’écria désespérément Salmissra en se cramponnant à la cheville du gigantesque Dieu de pierre.
— Il va me falloir éprouver la vérité de tout ceci, articula lentement le Dieu. Long et profond fut mon sommeil, et le monde qui me rappelle à lui me prend au dépourvu.
— Détruis-la, ô Seigneur ! implora Salmissra. Ses mensonges constituent une abomination et profanent Ta sainte présence !
— La vérité m’apparaîtra, Salmissra, déclara Issa.
Garion éprouva un contact mental, bref mais prodigieux. Quelque chose l’avait effleuré, quelque chose dont l’immensité le frappait de terreur. Puis le contact disparut.
— Aaah...
Un soupir s’élevait du sol. Maas, le serpent mort, s’agitait dans son sommeil.
— Aaah... Laissez-moi dormir, siffla-t-il.
— Dans un instant, tonna Issa. Comment t’appelait-on ?
— Maas était mon nom, répondit le serpent. J’étais le conseiller et le compagnon de Salmissra l’Eternelle. Renvoie-moi à l’oubli, Seigneur mon Dieu. Je ne puis plus supporter de vivre.
— Est-ce là ma bien-aimée Salmissra ? demanda le Dieu.
— Sa continuatrice, soupira Maas. Ta bien-aimée prêtresse est morte il y a des milliers d’années. Chacune de celles qui succèdent à Salmissra est choisie pour sa ressemblance avec ta promise.
— Ah ! gronda Issa, son immense voix retentissant d’une infinie douleur. Et quelles étaient les intentions de cette femme en soustrayant Belgarion aux soins de Polgara ?
— Elle cherchait à contracter alliance avec Torak, répondit Maas. Elle avait le dessein d’apporter Belgarion au Maudit en échange de l’immortalité que son étreinte lui aurait procurée.
— Son étreinte ? Ma prêtresse, s’abandonner à l’étreinte de mon frère fou ?
— Avidement, ô Seigneur. Il est dans sa nature de rechercher l’embrasement dans les bras de toute entité, divine, humaine ou animale, qui s’offre à elle.
Une expression d’indicible dégoût passa sur le visage de pierre d’Issa.
— En a-t-il toujours été ainsi ? s’enquit-il.
— Toujours, Seigneur, répondit Maas. La potion qui conserve sa jeunesse et sa beauté à ta bien-aimée lui enflamme les veines d’un désir qui restera inassouvi jusqu’au dernier jour de ses jours. Laisse-moi m’en aller, Seigneur. Terrible est ma souffrance...
— Dors, Maas, accorda miséricordieusement Issa. Emporte ma gratitude avec toi dans le silence du trépas.
— Aaah... soupira Maas avant de s’effondrer à nouveau.
— Je vais également sombrer à nouveau dans le sommeil, déclara Issa. Je ne puis m’éterniser, car ma présence risquerait d’éveiller Torak et de lui faire reprendre la guerre dont le monde sortirait anéanti.
La colossale effigie de pierre regagna l’endroit où elle se tenait depuis des milliers d’années. Le grincement assourdissant et le grondement de la pierre qui s’ébranlait retentirent à nouveau dans l’immense salle.
— Dispose de cette femme comme bon te semblera, Polgara, décréta le Dieu de pierre. Mais épargne sa vie, en souvenir de ma bien-aimée.
— Ainsi soit-il, Seigneur Issa, fit tante Pol en s’inclinant devant la statue.
— Transmets mon amour à mon frère Aldur, ordonna encore la voix, dont les derniers échos moururent dans le silence.
— Dors Seigneur, dit tante Pol. Puisse ton sommeil effacer ton chagrin.
— Non ! gémit Salmissra d’un ton plaintif, mais la flamme verte était déjà morte dans les yeux de la statue, et le joyau, sur la couronne, s’éteignit pareillement après un ultime éclair.
— Ton heure est venue, Salmissra, annonça tante Pol, titanesque et implacable.
— Ne me tue pas, Polgara, implora la reine, en se laissant tomber à genoux. Ne me tue pas, par pitié.
— Je ne t’ôterai point la vie, Salmissra. J’ai promis au Seigneur Issa de t’épargner.
— Je n’ai rien promis de tel, intervint Barak, depuis la porte.
Garion jeta un rapide coup d’œil en direction de son gigantesque ami, qui paraissait tout petit face à l’immensité de tante Pol. L’ours avait disparu, cédant la place au grand Cheresque, l’épée à la main.
— Non, Barak. Je vais régler le problème de Salmissra, une fois pour toutes, proclama tante Pol en se retournant vers la reine transie de terreur. Tu ne vas pas cesser de vivre, Salmissra. Tu vivras longtemps — à jamais, peut-être.
Un impossible espoir se fit jour dans les yeux de Salmissra. Lentement, elle se redressa et leva les yeux sur la silhouette titanesque qui la dominait de toute sa hauteur.
— Eternellement, Polgara ? demanda-t-elle.
— Mais je dois te métamorphoser, reprit tante Pol. Le poison que tu as absorbé pour rester jeune et belle te tue lentement. Ses traces commencent déjà à apparaître sur ton visage.
Les mains de la reine volèrent à ses joues, et elle se retourna rapidement pour se regarder dans son miroir.
— Tu te dégrades, Salmissra, poursuivit tante Pol. Bientôt, tu seras vieille et laide. La passion qui te consume s’éteindra, et tu mourras. Tu as le sang trop chaud ; voilà ton problème.
— Mais comment...
Salmissra ne termina pas sa phrase.
— Une petite modification, lui assura tante Pol. Juste un petit changement, et tu vivras éternellement. Garion sentit la puissance de sa volonté s’enfler démesurément.
— Je vais te donner la vie éternelle, Salmissra, reprit-elle en levant la main.
Elle prononça un mot dont la force terrible ébranla Garion comme une feuille dans la tourmente.
Ils ne virent pas grand-chose au début. Salmissra resta drapée dans sa pâle nudité qui semblait luire à travers sa robe. Puis les étranges marbrures vertes s’accentuèrent et ses cuisses se rapprochèrent étroitement l’une de l’autre, tandis que son visage se distendait en un long museau pointu. Alors sa bouche s’étira d’une oreille à l’autre et ses lèvres s’estompèrent, leurs commissures se figeant en un rictus reptilien.
Garion la regardait avec horreur, incapable de détourner les yeux. Les épaules de la reine s’effacèrent, sa robe glissa sur elle et ses bras se collèrent à ses flancs. Puis son corps s’allongea et ses jambes, maintenant complètement soudées l’une à l’autre, commencèrent à s’incurver en larges anneaux. Ses cheveux lustrés disparurent avec les derniers vestiges d’humanité qui s’attardaient encore sur son visage, mais sa couronne d’or resta inébranlablement fixée sur sa tête. Elle se laissa glisser sur la masse de ses anneaux et de ses circonvolutions en dardant sa langue, et le capuchon en lequel s’élargissait son cou s’enfla comme elle braquait le regard mort de ses yeux plats sur tante Pol.
— Remonte sur ton trône, Salmissra, ordonna tante Pol, qui avait retrouvé sa taille habituelle pendant la métamorphose de la reine.
La tête de la reine demeura immobile tandis qu’elle déroulait ses anneaux et gravissait le divan garni de coussins dans un frottement sec, un crissement poussiéreux.
Tante Pol se tourna vers Sadi, l’eunuque.
— Veille sur la Servante d’Issa, la reine du Peuple des Serpents, dont le règne durera éternellement, car elle est véritablement immortelle maintenant, et arborera jusqu’à la fin des temps la couronne de Nyissie.
Sadi, qui était d’une pâleur mortelle et roulait des yeux affolés, déglutit péniblement et hocha la tête en signe d’assentiment.
— Je te confie donc ta reine, reprit-elle. Je préférerais partir paisiblement, mais d’une façon ou d’une autre, nous nous en irons ensemble, le garçon et moi.
— Je ferai passer le message, acquiesça Sadi, avec empressement. Personne ne tentera de se mettre en travers de votre chemin.
— Sage décision, commenta sèchement Barak.
— Saluons tous la Reine des Serpents de Nyissie, articula d’une voix tremblante l’un des eunuques en robe écarlate, en se laissant tomber à deux genoux devant l’estrade.
— Louée soit-elle, répondirent rituellement les autres, en s’agenouillant à leur tour.
— Sa gloire nous est révélée.
— Adorons-la.
En suivant tante Pol vers la porte fracassée, Garion jeta un coup d’œil en arrière. Alanguie sur son trône, ses anneaux tavelés lovés les uns sur les autres, Salmissra contemplait son reflet dans le miroir, sa couronne dorée bien droite sur sa tête encapuchonnée. Mais son museau reptilien était totalement dépourvu d’expression, et il était impossible de deviner ce qu’elle pensait.